Accélérons la transformation de l’économie européenne, par l’activation de l’immatériel

Il est attendu à ce que la période post covid-19 qui s’ouvre se traduise par des faillites d’entreprises et des pertes d’emplois en grand nombre et une brutale chute de l’investissement des entreprises. Dans ce contexte, il est urgent d’adopter une approche pro-active de la sortie de crise, en considérant notamment celle-ci comme une opportunité de transformation en profondeur des systèmes productifs européens. Une activation résolue de l’investissement immatériel devrait jouer un rôle clé dans cette transformation.

En période de crise grave, comme c’est le cas de la crise covid-19, les instruments de pilotage des entreprises amènent mécaniquement celles-ci à adopter un réflexe de survie, à réduire les coûts, et en particulier ceux relatifs au personnel. Les gouvernements,  pour leur part, ont tendance à « accompagner » les programmes mis en œuvre, notamment par les grandes entreprises, avec comme guide principal le maintien du tissu productif et des emplois liés.  C’est naturellement un objectif essentiel au maintien de l’équilibre de la société.  Mais l’ampleur du choc en cours amène à considérer que les réductions des effectifs et les faillites d’entreprises auront un impact majeur sur les capacités d’innovation de l’Europe et l’équilibre des territoires. Déjà, les données disponibles sur la crise de 2008/2009, témoignent de l’ampleur de cet impact. Qu’en sera-t-il cette fois-ci avec la crise de la covid-19 ?  L’impact sera certainement à la mesure de la chute attendue du PIB (-11,4 %/ -14,1% pour la France, pour 2020, selon les dernières données de l’OCDE ;  -9,1% à /11,5% pour la zone Euro).  Or une telle contraction de l’activité, se traduira nécessairement par une contraction forte des capacités d’innovation, et donc de génération de richesses futures.

Du point de vue de la décision publique, la réponse ne devrait pas être seulement dans l’accompagnement de la chute de l’activité, mais dans le déploiement d’une approche proactive, généralisée à l’ensemble de l’Europe. Dans cette perspective, il conviendra de définir les priorité clés, de sélectionner les chantiers de transformation profonde du système productif, à la fois en termes de finalités mais également de contenu et d’organisation des systèmes de production. La réponse doit être ambitieuse et innovante. En termes de finalités, il conviendra de fixer l’équilibre entre durabilité/ compétitivité et souveraineté. En termes de programmes, il conviendra de s’intéresser aux investissements à fort impact à long terme sur la production de la valeur : les investissements en R&D, mais également en transformation numérique, et en renforcement du capital humain. Ceux relevant également de l’énergie verte devraient être prioritaires ainsi que ceux permettant de revisiter les modèles économiques de filières ou d’écosystèmes déterminés. La conception de circuits courts de production, ou de relocalisation de celle-ci (cas de la pharmacie), nécessitera davantage d’investissements immatériels.

Les territoires (régions, départements, pays) sont également concernés par cette transformation, par la mobilisation de l’investissement immatériel. Ici l’exercice est plus délicat, car il s’agira de concevoir et de mettre en œuvre des instruments visant à développer des actifs immatériels de nature conjointe. L’accélération de la plateformisation, par le numérique, est une option qui devrait permettre une meilleure circulation de ce capital.

Enfin, au plan individuel, la « freelancisation » de nombreuses activités appelle à innover dans la dotation des indépendants en actifs immatériels (expertise, savoir-faire, réputation). Une telle dotation peut être initiée au plan territorial : via la plateformisation, les indépendants peuvent se mettre en relation et créer dans le cadre d’un espace européen plus large.

L’activation de l’immatériel

L’activation de l’immatériel a ici un double sens. Un sens processuel : l’activation par un meilleur usage, à partir de l’approche proactive soulignée plus haut ; un sens instrumental, qui renvoie aux règles comptables en vigueur (normes IFRS en particulier). Or ces dernières apparaissent, à beaucoup d’égards, comme anachroniques et leur mise en œuvre très dommageable à l’investissement et à la création de richesse, en raison de leur récalcitrance à reconnaitre l’immatériel comme investissement et donc comme candidat naturel à une inscription au bilan des entreprises (surtout lorsque celui-ci résulte d’une croissance organique).  Dans la période difficile que nous traversons, il est temps que les décideurs publics, avec l’appui des institutions financières, s’intéressent à cette question, longtemps laissée aux seuls producteurs de normes.  Tirant parti de la crise, les décideurs européens ont ici l’occasion d’agir de manière appropriée sur la source principale de création de richesse, en permettant aux entreprises d’activer les investissements liés, de les amortir de manière différée et, ce faisant, de se former un capital valorisable en sortie de crise.

Cette approche concerne également les institutions financières – en particulier les banques, qui devraient la soutenir, afin de faciliter la transformation des systèmes productifs, y compris dans la dimension instrumentale de leur financement.

L’ensemble de ces éléments devrait inciter les décideurs publics à tirer parti de la crise pour muscler les systèmes productifs européens et, parallèlement, adapter les instruments de financement aux caractéristiques clés de la principale source de compétitivité des entreprises et des territoires. Ce faisant, l’Europe a une chance de s’assurer d’un meilleur positionnement en sortie de crise. La France a naturellement un rôle éminent à jouer dans cette entreprise, à la fois conceptuelle et programmatique.

Ahmed Bounfour, Professeur des universités, titulaire de la chaire européenne de l’immatériel, Université Paris-Saclay